En 2020, des hommes et des femmes noirs subissent encore des discriminations honteuses. En 2020, des emplois et des logements sont encore refusés à cause de la couleur de peau. En 2020, des personnes racistes profitent de leur uniforme pour lyncher impunément. En 2020, des extrémistes défendent encore l’idée d’un racisme « anti-blanc » aux Etats-Unis et en France. Parce qu’encore aujourd’hui la lutte contre le racisme n’est pas terminée, le témoignage de James Baldwin nous rappelle la nécessité d’un tel combat.
Un témoignage poignant
Témoin de son siècle, l’écrivain américain James Baldwin a connu les plus grands acteurs de la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains. Le long-métrage de Raoul Peck, tiré de ses écrits, retrace sa relation avec Martin Luther King, Malcom X et Medgar Evers. Bien qu’il soit présenté comme un documentaire, I Am Not Your Negro se rapproche plus du témoignage. Il n’est nulle question de statistiques, de dates ou d’explications. Comment expliquer l’impensable ?
Le réalisateur a privilégié la persuasion, en s’appuyant sur les mots toujours justes de James Baldwin. Ses éloquents discours se mêlent à ses textes contestataires, le résultat n’en a que plus de portée. Bien qu’il apparaisse parfois un peu confus et décousu (il ne suit vraiment pas de chronologie), ce document reste efficace dans sa mission première : ne pas oublier le passé. Comme le rappelle Baldwin, l’histoire des Noirs américains fait écho à l’histoire des Etats-Unis dont l’économie de certains Etats repose sur leur passé esclavagiste. Avec justesse, I Am Not Your Negro aborde les injustices vécues par les Afro-Américains en dénonçant avec la même rage l’esclavage, le racisme véhiculé par les médias et le cinéma, les bavures policières, la ségrégation et l’hypocrisie de la classe politique. Pourtant, ce documentaire n’aborde pas de manière précises les combats des Blacks Panthers ou des Black Muslim.
Pour comprendre la grande histoire, le réalisateur préfère passer par la petite, à-travers les anecdotes de Baldwin. La ségrégation permettait toutes sortes d’interdictions et d’abus dont les conséquences dictaient la vie quotidienne de la minorité opprimée. Baldwin raconte par exemple sa liaison impossible avec une jeune femme blanche. Ils ne pouvaient se voir qu’à l’intérieur de leurs appartements car sortir dans la rue ensemble aurait été dangereux. Ainsi, ils prenaient des métros à des horaires différentes pour se rendre aux mêmes endroits, marchaient à plusieurs pas d’écarts dans la rue et faisaient mine de ne pas se connaitre lorsqu’ils se croisaient. Des anecdotes similaires révèlent concrètement et efficacement la peur constante qui planait sur la population afro-américaine, peur transmise en particulier par la police.
MLK et Malcom X, deux leaders, deux idéologies
Révoquer en profondeur des institutions n’a de sens que si les mentalités s’accordent avec ce changement. Les individus adhèreront plus naturellement à une loi s’ils en sont le moteur alors que si la Justice devance les mentalités, le changement s’étendra. C’est alors que le témoignage de Baldwin souligne le rôle qu’ont joué Martin Luther King et Malcom X auprès de la population américaine. Les leaders du mouvement des droits civiques ont pu, de par leur popularité, leur éloquence et leurs actes, introduire cette rupture au sein de la société. Le documentaire insiste pertinemment sur les différences de méthodes utilisées par MLK et Malcom X ainsi que par la manière dont ils sont perçus par les Noirs américains. Le premier privilégie le pardon, l’union et la paix tandis que le deuxième promeut la violence et la provocation. Malcom X accusait Martin Luther King de propager le stéréotype « du Noir docile qui tend l’autre joue ». Finalement, les deux hommes charismatiques ont fini par s’entendre à la fin de leurs vies malgré des différends passés. Leur rapprochement fut de courte durée puisqu’ils furent assassinés tous deux à 39 ans.
La question de la violence dans une lutte comme celle-ci a divisé la population américaine. Une vidéo des Blacks Panthers affirme que l’utiliser est légitime puisqu’ils justifient avec ironie que « la violence est aussi américaine que la cherry pie ». Pour Baldwin, les moyens employés par les Afro-Américains importent peu aux yeux de la société, puisque le racisme est tel que les Blancs américains ne salueront pas de militants noirs. L’écrivain fait un parallèle avec la situation en Israël où des Blancs prennent le pouvoir contre l’oppression et sont salués par le reste du monde, avec la situation aux Etats-Unis où des Noirs « font pareil et sont traités comme des criminels ».
Un racisme ancré dans la société
Tout au long du documentaire, le réalisateur confronte les images de militants aux réactions des racistes américains qui représentaient à l’époque la majeure partie de la population. Les Etats Sudistes en particulier, de par leur passé esclavagiste, rejettent en masse les idéaux des Afro-Américains. Des images honteuses défilent. L’une des plus poignantes (cf ci-dessous) montre une jeune étudiante, Dorothy Counts, se rendant dans une école ségrégationniste. Baldwin qualifie avec justesse les jeunes racistes autour d’elle de « sarcasmes de l’histoire ».
Ce racisme ambiant est alors véhiculé par la religion, la politique et le monde de la culture. Un glaçant témoignage d’une femme blanche américaine est particulièrement révélateur : « Dieu pardonne le meurtre, il pardonne l’adultère, mais il est furieux contre les acteurs de cette intégration ».
James Baldwin et Lorraine Hansberry, dramaturge et militante, avaient alors demandé à Robert Kennedy, ministre de la Justice, de convaincre son frère JFK alors président d’escorter une enfant noire sur le chemin de l’école. L’homme politique avait rejeté cette proposition dont il jugeait le symbolisme inefficace. Pourtant, dans ce combat pour l’égalité, les symboles sont primordiaux, comme le démontre I Am Not Your Negro en prenant l’exemple du cinéma.
« Cela fait un choc, de découvrir à l’âge de six ou sept ans, alors que vous étiez du côté de Gary Cooper contre les Indiens, que les Indiens, c’est vous. Cela fait un choc de découvrir que votre pays de naissance, auquel vous devez votre vie et votre identité, n’a jamais, dans son système de fonctionnement, crée de place pour vous ».
James Baldwin
Le cinéma, puissant moyen de persuasion, a véhiculé une image raciste de l’homme noir. Les films n’ont cessé de l’infantiliser, le réduire à des rôles de majordome ou d’esclave et de lui donner une personnalité docile et naïve. Les acteurs noirs populaires de l’époque, Sidney Poitier et Harry Belafonte, n’ont pu échapper à des rôles réducteurs. A titre d’exemple, le film Devine qui vient dîner… constituait une avancée mémorable en mettant en scène un couple mixte. Seulement, le rôle de Poitier reste stéréotypé et dévalorisant, l’acteur sera taxé d’hypocrites par une partie de la communauté afro-américaine.
Les choses ont-elles changé ?
I Am Not Your Negro évoque sans concession les violences de la police, mentionnant des lynchages tristement célèbres. Les images d’archives précèdent des vidéos plus récentes et toujours aussi violentes. Plus d’un demi-siècle après les assassinats de Martin Luther King et de Malcom X, en quoi la situation a-t-elle changé ? Cette question rejoint celle posée par un journaliste à James Baldwin sur un plateau télévisée dans les années 60, au début du documentaire. Le présentateur lui demande littéralement et sans honte « pourquoi les Noirs ne sont-ils pas optimistes ? », puis il lui cite en exemple des Afro-Américains devenus maires ou occupant une fonction prestigieuse. Durant sa question incongrue, l’écrivain ne peut s’empêcher de rire jaune, étranglant sa stupeur dans un sourire amère. Sa réaction est plus que légitime, puisque s’ensuivent alors des photographies d’une rare violence.
Cinquante ans après la lutte des Civil Rights, certaines choses inenvisageables à l’époque de Baldwin ont changé. En 1965, Robert Kennedy déclare qu’il est probable que dans un futur proche, un Afro-Américain devienne président. S’ensuit alors une vidéo d’archive de Baldwin, qui juge cette prédiction trop idéaliste. L’écrivain mourra en 1987, plus de vingt ans avant l’élection d’Obama. D’autres avancés majeures ont été rendues possibles grâce à la lutte anti-raciste, comme la fin de la ségrégation. Les institutions américains comme françaises ont pu progresser considérablement, mais pas entièrement, et I Am Not Your Negro le rappelle avec colère.
Disponible sur Netflix. Déconseillé aux moins de 16 ans et aux âmes sensibles, les images sont parfois extrêmement violentes.