Chauvins que nous sommes, nous ne pouvons que nous réjouir de voir le plus prestigieux prix de littérature attribuer à un de nos pairs, ce qui n’était pas arrivé depuis 2014 et la consécration de Patrick Modiano. En récompensant une œuvre essentiellement autobiographique, l’Académie des Nobel salue « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Si ses écrits font bien preuve d’un panache certain et dévoilent une personnalité attachante, son écriture souvent allusive préfère évoquer plutôt que décrypter toutes les complexités de la mémoire. Ce choix discutable ne justifie pourtant pas la vague d’articles critiques ad hominem, surtout français, peu constructifs et haineux à son encontre. Cet article se propose donc d’établir une comparaison entre les Années et L’événement, qui semblent représentatifs de ses deux axes principaux, la mémoire collective et l’identité féminine, pour esquisser les échecs dans l’œuvre d’Ernaux, mais aussi ses franches réussites et belles trouvailles.

Si l’Académie des Nobels a plutôt surpris lors des deux précédentes attributions en primant les œuvres de Louise Glück et d’Abdulrazak Gurnah, elle récompense cette année un auteur pressenti depuis quelque temps, relançant les paris pour l’année prochaine quant à un possible prix pour les malheureux Kundera, Paul Auster, Salman Rushdie ou encore Murakami. A la différence du prix Goncourt qui couronne un livre unique sorti l’année du prix, le Nobel consacre l’œuvre entière d’un auteur, aussi il n’est pas rare de voir certains récipiendaires à l’actualité littéraire plus proche de la retraite. Dans le cas d’Annie Ernaux, âgée de 82 ans, sa production reste féconde avec un dernier écrit -de 48 pages cela dit- publié en 2022. Peu d’articles semblent mesurés à l’annonce de ce nouveau prix Nobel. La plupart, dithyrambiques, voient en Ernaux la nouvelle Proust, d’autres se montrent presque haineux. Ainsi l’article de Marianne du 16 octobre : « Pour Annie Ernaux, sa réussite est une trahison : qu’elle se rassure, sa pensée est restée pauvre », ou celui, moins recherché et plus sobre du Figaro « Annie Ernaux, prix Nobel de littérature : et si c’était nul ? ».

Il est vrai qu’en primant une œuvre autobiographique, l’Académie des Nobels fait le choix de célébrer une littérature personnelle, voire intime dans le cas d’Ernaux, délaissant l’aspect souvent le plus grisant de cet art :  la pure fiction, ou l’imagination sans limite. L’écriture de soi n’est évidemment pas toujours limitée à une chronologie banale d’éléments personnels d’un petit moi en perdition, écueil dans lequel ne tombe pas Annie Ernaux qui préfère partir de son histoire pour en faire un symptôme, un symbole, de sa génération. C’est d’ailleurs peu souvent une haine de l’autobiographie qui motive les critiques négatives à l’encontre d’Annie Ernaux, qui citent souvent les œuvres de Proust et Céline comme modèles du genre. Certes, ces deux immenses auteurs mêlent des éléments fictionnels dans des structures complexes, dans un style recherché et assez virtuose, là où le matériau d’Annie Ernaux peut faire pâle figure du fait d’une saisie directe, vue comme moins recherchée, d’événements personnels et d’un style assez atone, ponctué de formules marquantes. En effet, Annie Ernaux tombe bien dans les travers d’une écriture et d’un projet parfois simplistes, ce que tentera de prouver les quelques lignes ci-dessous sur Les Années. Néanmoins, certains de ses livres, comme L’événement, offrent un aperçu éclairant de sa trajectoire particulière, celle d’une femme née en 1940 dans un milieu populaire, qui a su gravir les échelons sociaux et s’émanciper, non sans remords.

Dans Les Années, il n’y a nulle volonté de dialectique, de synthèse, ou de réflexion structuré, l’auteur préfère lister les éléments de sa vie en tombant parfois dans les poncifs, ou dans la banalité. Certes, mentionner les éléments historiques sans les analyser est logique dans une optique de réalisme, tous les Français de sa génération peuvent témoigner de l’ébullition de mai 68 sans être Daniel Cohn-Bendit, ou de l’effroi devant les images de la guerre du Koweït sans y avoir pris part. Néanmoins, en refusant une réflexion profonde sur la réalité de vivre l’Histoire, comme le font admirablement les romans de Kundera, Annie Ernaux dévoile souvent des passages finalement sans grand intérêt. Par exemple, à la fin des Années, elle précise que « chacun cherchait ce qu’il était en train de faire juste à ce moment où le premier avion avait touché la tour du World Trade Center ». N’étant pas née lors de l’attentat de 2001, j’ai très fréquemment entendu cette anecdote dans les récits de cet événement, comme bien d’autres retracés dans le livre. Le sentiment un peu honteux de perdre son temps s’emparer quelques fois du lecteur devant les banalités listés dans cet ouvrage ; oui, la transistor permet « d’entendre de la musique partout », la chute du mur « outrepassait l’imagination », etc.

Quel est donc l’objectif d’un livre qui ne dit pas plus que la mémoire vive ? En précisant qu’elle écrit d’abord pour sa génération, Ernaux ne fait que leur répéter ce qu’ils savent, à l’inverse, ses livres gagneront sans doute en intérêt, presque historique, lorsque toute cette génération et la suivante auront disparu, en faisant office de témoignage.

L’impossibilité du projet d’une mémoire collective demeure un thème majeur chez Annie Ernaux, peut-être malgré elle. Elle dévoile dans ses écrits une personnalité attachante, mal à l’aise dans son statut de transfuge de classe, ce qu’elle raconte plus précisément dans La place, à mi-chemin entre le milieu populaire qu’elle a quitté très jeune et la bourgeoisie qu’elle a embrassé avec sa carrière universitaire. Le projet d’écrire une autobiographie collective fait alors sens du fait de la pluralité de son parcours, sa traversée dans la société, seulement elle fait preuve d’une tendance à l’allusion, se contentant le plus souvent de lister des noms censés être parlant pour les personnes de sa génération, des expériences que tous sont censés avoir vécues. L’allusion, de facto discriminatoire, rend bien compte de manière métalittéraire de l’impossible autobiographie d’un peuple, mais tombe dans le revers inverse du projet en illustrant un nouveau rapport de classe, refusant à nombre de ses lecteurs et contemporains le droit de tout comprendre, elle rappelle donc la classe de chacun dans son écriture même.

De surcroit, Annie Ernaux a la fâcheuse tendance à décrier le rôle des médias, possibles responsables de tous les maux dans Les Années, alors que, non sans hypocrisie, elle fait preuve des mêmes torts qu’elle leur impute. A la fin du livre, elle écrit notamment que les médias réinterprètent les événements sur le mode de la commémoration, « mais ce n’étaient pas de vrais souvenirs, on continuait d’appeler ainsi quelque chose d’autre : des marqueurs d’époques ». Sa remarque est juste, et largement inspirée des travaux de Baudrillard, seulement Les Années, par son énumération agaçante des événements historiques majeurs et de la reprise des poncifs entendus cent fois sur les années 70 ou 80, ne raconte pas de vrais souvenirs, mais bien des marqueurs d’époque pourtant si scandaleux de la part des médias. Le livre insiste même sur le fait que certaines ruptures historiques ne l’ont pas marquée, n’aurait-il pas été plus subtil de ne pas les mentionner et faire confiance au lecteur pour retracer ces zones d’ombre et s’interroger lui-même sur leur absence ?

Etonnamment, Les Années est son livre le plus encensé, peut-être du fait de son style novateur, dont on devine pourtant rapidement la mécanique. Le début se trouve être une liste sans ponctuation d’un flot de souvenirs disparates, ce qui ne convainc que partiellement mais a le mérite d’intriguer. La suite s’avère plus classique et suit la chronologie de sa vie en mêlant échos du monde extérieur et réflexions, esquissées, sur le déroulé d’une vie et la mémoire. Si ce livre a le mérite d’être aisément compréhensible, son ambition peine à se déployer à cause du manque de richesse et de profondeur de ces seconds moments plus théoriques. Le projet d’Annie Ernaux relève alors davantage de l’évocation, d’où les critiques récurrentes lui reprochant la simplicité de son propos.

A l’inverse, lorsqu’Ernaux borne son propos à sa pure expérience personnelle, elle s’approche paradoxalement plus de l’universel en touchant directement le lecteur. Un livre comme L’événement, cette fois-ci symboliquement à la première personne et non à la troisième comme Les Années, s’avère être une vraie réussite dans ce domaine. En évoquant son avortement clandestin à la fin des années 1960, Annie Ernaux comble un vide historiographique en se saisissant de l’Histoire des femmes. Si son propos flirte quelques fois avec le pamphlet féministe, il préfère raconter son expérience qu’elle décrit être « une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l’interdit, de la loi, une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps ». Cet écrit établit aussi avec justesse les inégalités entre femmes, entre les bourgeoises qui peuvent avorter à l’étranger dans de bonnes conditions et les plus modestes, comme elle alors étudiantes, forcées de faire confiance à des femmes sans spécialités, recommandées par ouï-dire. L’événement semble moins pertinent lorsqu’elle dresse un parallèle entre sa situation et un possible symptôme des classes laborieuses de la fille-mère, parallèle qui a néanmoins l’intérêt d’évoquer en creux sa trajectoire particulière de transfuge, mêlée de culpabilité et de désir d’émancipation.

A l’exception de ces quelques reproches ci-dessus, L’événement apparaît extrêmement pertinent, en témoigne le succès de son adaptation par Audrey Diwan et ses tristes ventes records aux Etats-Unis cette année. Véritable témoignage, son récit est chargé d’une grande sincérité et d’une nécessaire crudité. Annie Ernaux n’édulcore rien et rappelle avec force les épreuves qu’elle a traversées, avec l’intelligence de ne pas s’ériger en martyr du patriarcat. Son récit touche d’emblée et évoque la maternité et son refus avec une franchise bienvenue. Peut-être qu’en préférant à la grande fresque la petite histoire, Annie Ernaux révèle bien plus d’une époque.

Marcel Duchamp écrit avec justesse que « plus la critique est hostile, plus l’artiste devrait être encouragée », c’est un sentiment assez similaire qui a motivé ce modeste article devant les brimades peu constructives à l’encontre d’Annie Ernaux dont l’œuvre est pourtant fort éloignée de mes goûts. J’espère avoir relevé de vrais reproches comme des qualités louables de son œuvre. Camarades khâgneux qui l’ont au programme cette année, ou amis lecteurs, n’hésitez pas à faire part de votre propre vision de l’œuvre d’Ernaux en commentaire 😊 !

2 COMMENTS

  1. Beau travail, chère Némésis ! 🙂 Voilà une brillante intelligence de propos qui devrait être davantage mise à l’honneur, surtout compte tenu des critiques peu constructives qu’on a pu lire jusque là…
    Tu nous impressionnes toujours !

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