Préférant l’intime et la pudeur au clinquant de Bollywood, Payal Kapadia dresse le portrait touchant et lumineux de deux femmes face au carcan social indien. Un film juste et étonnamment joyeux, récompensé par le Grand Prix du Festival de Cannes. Découvert en avant-première en juin au Festival de Cabourg.
Par Manon Grandières
A 38 ans, Payal Kapadia transforme l’essai. Son œuvre, d’abord documentaire, s’empare désormais de la fiction avec ce premier long-métrage, primé dans la prestigieuse sélection officielle du Festival de Cannes. Sa nomination était déjà historique puisqu’aucun film indien n’avait été sélectionné pour la Palme d’Or depuis trente-quatre ans. Pourtant, ne voyez pas dans All we imagine as light un film représentatif du cinéma indien. Formellement, le film lorgne vers le documentaire au début, puis vers le drame, pour saisir le quotidien contrarié de deux aides-soignantes colocataires, Prabha et Anu. Economiquement, le film n’entre pas dans le circuit bollywoodien. Au vu des aides à la production listés en début de générique, c’est plutôt en Europe que Payal Kapadia a trouvé des financements. Cette stratégie, qui a pour risque de créer un film qui s’adresse davantage aux Européens qu’aux Indiens, s’avèrerait nécessaire pour cette réalisatrice critique du pouvoir de Narendra Modi. En 2017, elle s’était élevée contre la nomination d’un acteur pro-Modi à la tête d’une importante institution du cinéma indien, ce qui lui avait value la suspension de sa bourse.
All we imagine as light distille par la fiction un propos politique. Prabha, effacée et sérieuse, mariée trop jeune à un inconnu à présent disparu, se laisse embarquer par la solaire Anu pour aider une de leurs collègues de l’hôpital expulsée de son appartement de Mumbai. Cette entraide féminine sera l’occasion pour les trois femmes de se libérer du poids des normes sociales imposées aux femmes. Cette libération rejoint la quête de désir d’Anu, empêchée de faire l’amour avec son petit ami musulman.
Payal Kapadia ouvre son film par un plan qui traverse Mumbai, accompagné de voix off. Ce dispositif éminemment documentaire ancre déjà ce récit dans une entre-deux, entre fiction et réel. Cette influence du documentaire ressurgit dans la structure même de l’histoire. Les personnages sont comme poussés par des circonstances extérieures. Des sous-intrigues surgissent, fugaces, comme des effets de réel dont l’inaccomplissement ne gêne pas, mais prouve au contraire leur vraisemblance. Les personnages négocient avec le réel ; leurs désirs sont mis à l’épreuve mais elles ne flanchent pas.
Hymne à la solidarité et à la liberté, Payal Kapadia ne propose pas un manifeste pour changer la situation de l’Inde, mais fait le pari de la tendresse et de l’amitié.