Digne héritière de Kubrick, Cronenberg et Lynch, Coralie Fargeat ne fait pas dans la dentelle avec le choc The Substance. Body horror ultra-efficace doublé d’une lecture féministe pertinente, ce film déborde d’idées de cinéma et de visions cauchemardesques. Une réussite réjouissante, preuve d’une envie de cinéma débordante, dont on pardonnera les lourdeurs.

En 1950, Joseph Mankiewicz réalisait Eve, satire sur le remplacement des actrices vieillissantes. Entre temps, le gore a peuplé les marges du cinéma avant de truster les hautes places du box-office, et Coralie Fargeat, près de soixante-quinze ans après Eve, s’est nourri de ce cinéma pour s’emparer du même thème. Il semblerait qu’elle a ait aussi plongé dans le cinéma de Kubrick (surtout Shining et 2001), Cronenberg (plutôt La Mouche, Faux-semblants et Vidéodrome), et possiblement Lynch, côté Elephant Man.

Infusé de ces références, The Substance a néanmoins sa vision propre. Demi Moore y joue Elizabeth Sparkle, ancienne actrice reconvertie dans les matinales sportives à la TV. Virée comme une malpropre car jugée trop vieille, elle succombe aux sirènes de la chirurgie esthétique 2.0 : The Substance. Impossible de rajeunir, il lui faut un double d’une génération de moins qu’elle. Chaque semaine, elles permuteront leur corps, mais chacune en veut plus…

Coralie Fargeat ressuscite le mythe de Dorian Gray d’Oscar Wilde, cette nouvelle où un homme terrifié de perdre sa beauté charge son portrait de vieillir à sa place. Seulement, The Substance se situe à Hollywood, temple s’il en est du rajeunissement imposé, en particulier celui des femmes. Coralie Fargeat se joue des conventions ultra sexistes du monde publicitaire et hollywoodien en multipliant jusqu’au malaise les gros plans de fesses féminines, symbole du corps désirable. Dans The Substance, la nudité n’est pas gratuite, mais indispensable pour s’emparer de ce sujet. Elizabeth Sparkle, complètement nue dans plusieurs scènes, compare son corps de sexagénaire à celui de la jeunesse arrogante.

Cette fixation médiatique sur le corps des femmes jeunes amène Coralie Fargeat a proposé un traitement tantôt malicieux, tantôt insoutenable, de la nourriture. Les gros plans sur des bouches remplies, des crevettes baignant dans la sauce, des plats luisant de graisse, abondent jusqu’à la nausée. L’évolution du personnage d’Elizabeth est surlignée par un changement drastique de comportements alimentaires, contrepied régressif aux régimes imposés aux actrices.

Surtout, cette trajectoire d’Elizabeth comporte un certain nombre de transformations, ou plutôt de mutations, physiques impressionnantes. Le risque des films gore, particulièrement de body horror, est de commencer par une scène violente si marquante que les suivantes ne suivent pas et répètent des effets déjà vus. Or The Substance se construit comme une ambitieuse gradation qui tient ses promesses.

Chaque mutation repousse les limites de la précédente, les corps se distordent jusqu’à l’impossible, suintant de pus et de sang malade. Les organes tentent de percer la surface de la peau qui, peu à peu, nécrose. Poussant le spectaculaire jusqu’à insérer des cauchemars éveillés, Coralie Fargeat nous montre une immense créativité pour nous répulser. (Vous ne verrez plus jamais un manchon de poulet de la même façon).

Ce plaisir dans la profusion d’images se retrouve dans la mise en scène qui accumule les trouvailles et les recherches, notamment en terme de montage et de changement d’échelles. Les gros plans sont légion, et ménagent leurs effets marquants. Ce désir de cinéma est emblématique au début du film, où les deux premières séquences annoncent symboliquement la trajectoire du film. Coralie Fargeat fait feu de tout bois ; tous les moyens cinématographiques sont bons pour provoquer l’horreur.

Certes, cette accumulation dessert parfois le film, en particulier dans le dernier tiers du film qui regorge de surenchères, mais demeure marquant. On ne pourra pas accuser la réalisatrice de rester à la surface de son sujet, elle l’épuise jusqu’à la moelle.

On regrettera quelque peu l’avancée du scénario en fusil de Tchekov (chaque nouvel élément a un rôle dans le futur). Chaque rencontre ou petite phrase aura son importance, rien n’est laissé au hasard et on devine la structure forte du scénario, et un travail minutieux de storyboard. Peu subtile, le film martèle aussi ses symboles (boule à neige, étoile du Walk of Fame, miroir, affiches…).

Ces maladresses peuvent aussi être interprétés de façon tragique, la chute est annoncée d’emblée et répétée à chaque instant. Heureusement, les mutations spectaculaires impressionnent sans cesse et provoquent une telle stupéfaction et horreur que l’on pardonnera les petits excès du scénario.

Dans ce festival d’hémoglobine et de corps mutés, Demi Moore incarne avec force cette femme piégée par les injonctions patriarcales. Etonnamment, le film lui donne peu voix, ses lignes de dialogue sont rares, ainsi le film choisit de concentrer son propos sur la question du corps. Néanmoins, la deuxième partie du film nous livre une véritable performance de Demi Moore dans une scène de cuisine, non sans un humour grinçant.

Rire et terrifier, voilà le programme de The Substance. Le trop sage système productif français refusa de financer ce body horror mémorable, malgré le succès de Julia Ducourneau (Titane, Grave), réalisatrice aux thèmes voisins de ceux de Coralie Fargeat. Les Américains, adeptes des auto-critiques d’Hollywood, ont eu le nez plus fin en permettant à Coralie Fargeat de monter son projet sanglant. Prédisons à Coralie Fargeat, couronnée du Prix du Scénario à Cannes pour ce film, une suite de carrière tout aussi passionnante… et enragée !

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