Complexe mais hypnotique jusqu’à virer à la leçon de cinéma, ce faux biopic romanesque dessine un personnage auquel personne n’aurait cru s’il n’avait pas réellement existé. Limonov, poète mégalo, marginal flamboyant, militant imprévisible, résume toutes les errances et paradoxes de la deuxième moitié XXe siècle. Un homme, seul, peut-il prendre la mesure du temps ?
Sa vie, son œuvre
Après avoir incarné John Keats dans le délicat Bright Star (2009) de Jane Campion, Ben Whishaw renfile le costume d’écrivain en prêtant ses traits magnétiques à Eddy Limonov. En France, cet écrivain, passé du milieu underground new yorkais à la sphère nationaliste pro-Poutine, bénéficie d’une notoriété nouvelle depuis 2011, avec la parution du livre Limonov d’Emmanuel Carrère, couronné par le prix Renaudot.
Kirill Serebrennikov s’empare de la vie étonnante de Limonov pour proposer un anti-biopic. Anti dans le sens où l’exposé scrupuleux chronologique nous est épargné, au profit de la reconstruction d’une vie et de ses fantasmes. La frontière entre le vrai et le faux n’intéresse pas tant le cinéaste, car chez Limonov, la démesure et l’égocentrisme l’emportent sur le réel. Il dit être le plus grand poète russe, et si la réalité ne lui donne pas raison, il sera donc le plus grand poète maudit russe. Niant le réel avec une force à la fois enfantine et horripilante, Limonov voit sa vie comme une œuvre, pouvant être réécrite et remaniée au gré de ses désirs.
Comment ne pas penser à une figure romanesque devant le destin de Limonov ? Les épisodes de sa vie se succèdent comme les chapitres d’un roman picaresque, datés pour leur accorder un soupçon de véracité. Le poète effacé dans de mondaines soirées mornes en Ukraine se mue en exilé savourant la riche Amérique, avant d’errer dans les rues de New York. Un faux assassinat plus tard et le voilà groom. Combien de personnages aura-t-il incarné ?
L’URSS fait homme ?
Pourtant, malgré l’apparence anarchique de la vie de Limonov, gronde comme un discret présage la fin annoncée de la parenthèse new-yorkaise. Le faux accent russe de Ben Whishaw le suggère dans chaque plan : ce n’est pas le rêve américain que vit Limonov, mais bien le cauchemar soviétique. En s’enfonçant toujours plus dans la débauche, Limonov fuit la réalité qu’il devine avec réalisme : l’URSS vit ses dernières heures.
Dans ses coups d’éclat (notamment un, exceptionnel, à la radio française), ses bravades et ses errements, Limonov symbolise son monde déliquescent. L’URSS tente de survivre alors que la gloire de l’Amérique se fait chaque jour plus obscène et triomphante. Limonov n’aura cessé de figurer en arrière-plan de cette Histoire, la subissant en s’en rêvant héros. Le sous-titre du film, « la ballade », confirme ce statut ambivalent du personnage. Il aura habité l’Histoire en poète, vivant ses fantasmes sans les transformer en action politique concrète.
Cependant, à la fin du film, Limonov prend enfin part à l’Histoire. Logiquement pourrait-on dire, puisqu’un énergumène aussi enragé et agressif risquait bien, un jour, de concrétiser ses prédictions nihilistes et de flirter avec le terrorisme.
Dans un plan séquence époustouflant, probablement le plus beau de 2024, Limonov traverse le temps, découpé en décors de cinéma. Une année, figée dans un plan, apparaît en surimpression, déjà prête à laisser sa place à la suivante. Et voilà notre Limonov qui s’immisce dans à Berlin à la chute du mur, comme le témoin du siècle qu’il aurait rêvé d’être. Les murs des décors tombent, Limonov se fraie dans la brèche, comme la caméra, virevoltante. Le siècle se découpe en décors de cinéma, comme si l’Histoire, qui aurait touché à sa fin avec la fin de l’URSS, se transformait déjà en matériel de fiction.
No future
Ce plan ultra-virtuose n’est pas entièrement gratuit (même s’il l’était, on ne rechigne pas sur un peu de beauté), mais suit la logique de s’écarter du biopic traditionnel, pour préférer un objet hybride, à la lisière des genres et des registres. Le film ne tranche pas quant aux fantasmes égocentriques de Limonov, l’encourageant presque en les réalisant. Seulement, Kirill Serebrennikov a l’intelligence de ne pas prendre parti. Exemple symptomatique : jamais on ne saura si Limonov est aussi bon écrivain qu’il le prétend.
Finalement, que Limonov ait raison ou tord importe peu, l’essentiel est bien la balade, pour jouer sur l’homonyme du titre. C’est là qu’on comprend la force d’utiliser une bande-son entièrement rock. Musique de la rébellion, en parole plus qu’en acte, le rock surjoue ce désir de liberté du personnage. Qu’importe la chanson, pourvu qu’on ait l’ivresse. Et voilà Limonov qui danse dans New York au gré des hymnes du Velvet Underground et de Lou Reed.
Kirill Serebrennikov parvient à trouver l’équivalent en image de l’esprit rock, après un début bien poussif. La première partie du film accumulait les poncifs – sex, drugs and rock’n’roll pour la faire courte – là où la suite du récit s’affine. Le réalisateur retranscrit l’audace du rock en changeant ses régimes d’images, en créant sans cesse la surprise par ses plans-séquences. Une musique extra-diégétique (que l’on ne croit pas audible par les personnages) se révèle jouée par certains figurants, révélés en fin de travelling. La caméra se met à voleter au gré des notes, comme une dernière danse avant la fin du monde.
Le film peine peut-être à clarifier son propos et rassembler ses ambitions, mais, paradoxalement, c’est aussi là son intérêt. Avouer que le vingtième siècle restera insaisissable, et que seule la folie de personnages immoraux et complexes comme Limonov peut nous faire toucher du doigt toutes les tensions irrésolues de l’Histoire.
Pour savoir si Limonov est aussi bon écrivain qu’il le prétend, il suffit de le lire. Et personne ou presque ne le fait, se contentant (dans le meilleur des cas) de lire Carrère, qui déforme la réalité.
Pour reprendre l’analyse de l’éditeur espagnol d’Édouard Limonov :
« Le livre de Carrère, à part quelques courts chapitres, n’est qu’un vulgaire et anodin résumé des nombreux ouvrages de Limonov.
Emmanuel Carrère a profité de la prose brillante, incisive, coupante, provocatrice et agressive d’Edouard Limonov :
il l’a pulvérisée, tamisée, désamorcée, pour nous servir une bouillie sans la saveur éclatante des ingrédients originaux, mais c’est vrai, parfaitement adaptée à la demande aseptisée, et de moins en moins exigeante des lecteurs occidentaux.
Il faudrait se demander pour quelle raison la copie, l’imitation, ont réussi à s’imposer sur l’original. »
Plus d’infos sur le site « TOUT SUR LIMONOV » :
https://www.tout-sur-limonov.fr/
Merci pour votre retour critique.
Le biopic de Kirill Serebrennikov a le mérite de nous découvrir Limonov au plus grand nombre, et d’inciter à le lire sans imposer, de façon didactique, une lecture préétablie de ses textes. Je pense que je ne serai pas la seule spectactrice intriguée à me lancer dans son oeuvre 😉