A première vue plus sobre et retenu que ses films espagnols, le dernier long-métrage d’Almodóvar célèbre, une fois n’est pas coutume, les amitiés. A travers une vision apaisée de la mort et du deuil, le réalisateur propose de regarder son œuvre entière comme un cinéma du lien.
Avec deux courts-métrages anglophones (La Voix humaine, déjà avec Tilda Swinton et le western queer Strange Way of Life), Pedro Almodóvar s’immisce dans l’industrie américaine avec un format long. La première demi-heure laissait envisager le pire avec une accumulation de clichés : de grandes bourgeoises new-yorkaises, flâneries à Manhattan… même la guerre du Viêt-Nam débarque sans prévenir. C’est alors que le récit s’émancipe de sa structure en flashbacks et ose se réduire à des conversations en huis clos. La Chambre d’à côté se débarrasse de ses oripeaux américains et prend le parti (gagnant) de l’intime.
Ingrid (Julianne Moore, de nouveau dans un duo féminin après May December), écrivaine à succès hantée par la perspective de la mort, apprend qu’une vieille amie ex-reporter de guerre, Martha (Tilda Swinton, dont la silhouette fantomatique hante l’image), souffre d’un cancer fulgurant. Elle lui rend visite à l’hôpital et leur lien se renoue, entre souvenirs heureux et traumatismes enfin avoués. Martha, qui a revendiqué sa liberté toute sa vie, lui demande de l’aider à mourir.
Si la mort hantait déjà le cinéma d’Almodóvar, en particulier dans Matador et Volver, trépasser servait un but spectaculaire ou comique, mais n’était pas traité dans son appréhension la plus intime. La Chambre d’à côté ne transforme pas la mort en prétexte, mais l’aborde frontalement, dans une délicatesse qui n’exclut ni la franchise, ni l’humour.
Car c’est bien cet étrange équilibre qui soutient tout le film. Les larmes affluent, mais aussitôt une situation comique les sèche avec douceur, que ce soit par une réplique d’humour noire, ou par des contrepieds cocasses. Le personnage de Damian (John Turturro) apporte une paradoxale fraîcheur d’humour désespéré. De plus, Almodóvar nous prépare à la mort de Martha avec sa première fausse mort, désamorçant tout de suite le traumatisme. La mort surviendra, et ce ne sera pas si pire.
Chez Almodóvar, on s’apprête pour mourir. On se maquille pour mourir avec élégance. La liberté garantit une assurance tranquille face à la mort, une fin choisie qu’on peut aborder avec drôlerie. Le choix de couleurs franches et complémentaires évoque les tableaux d’Edward Hopper, dont un est présent dans le film. Alors, la mort deviendrait-elle une œuvre d’art ? Au moins, les couleurs illuminent les pensées mélancoliques d’un néant obscur, le cinéma lutte contre le noir absolu et impose la beauté, coûte que coûte.
Cette vision d’une mort calme et douce repose aussi, et d’abord, sur la certitude de se savoir accompagné. Alors que la mort pourrait confronter ses héroïnes à leur solitude, celle-ci devient impossible tant Almodóvar multiplie les duos. Au duo fantôme de Martha et de sa fille Michelle, le film préfère les duos Martha-Ingrid, Ingrid-Damian, Ingrid et son prof de step, Martha et son photographe, des amoureux en guerre, … jusqu’à Ingrid et Michelle, puis Ingrid et Martha objet de sa lettre, comme pour clore cette ronde.
Almodóvar, vrai guérisseur, semble enseigner qu’on ne peut vivre ni mourir seuls ; la vie est toujours dialogue et lien. Qui mieux que lui nous l’aura prouvé dans ses films, où, de Volver à Tout sur ma mère, en passant par Femmes au bord de la crise de nerfs à Parle avec elle, ses héros et héroïnes n’affrontent le monde qu’en groupe ? Almodóvar aura toujours célébré l’amitié, ou plutôt les amitiés, les amours. La Chambre d’à côté oriente son œuvre depuis la fin, et soutient que la vie, même dans ses moments les plus tragiques, se savoure simplement, sur l’épaule d’un ami pas moins paumé que vous, à regarder la neige tomber.