Ce film d’animation touffu, sombre et inventif se complait dans le malheur, mais caractérise ses personnages avec tant de douceur et d’originalité qu’il ne peut naître de Mémoires d’un escargot qu’une immense tendresse. Malgré l’avalanche de drames traversés par son héroïne, ce film in extremis lumineux offre un autel aux marginaux, aux solitaires, aux âmes perdues.
Depuis une vingtaine d’années, et surtout depuis le succès de Mary et Max (2009), le réalisateur australien Adam Elliot peuple le cinéma d’animation de personnages laissés-pour-compte pour lesquels il bâtit un monde réconfortant leur bizarrerie. Ses films baignent dans une semi-obscurité, où on entre dans des habitats biscornus. Ce goût pour l’étrangeté et l’anticonformiste fait écho à l’univers baroque de Jan Švankmajer (regardez par exemple sur Internet des extraits d’Alice, sorti en 1988), ou, dans une veine plus populaire, aux films de Caro-Jeunet (Delicatessen, La Cité des enfants perdus, les deux avec Dominique Pinon dont on retrouve la voix dans le film d’Elliot), ou aux films gothiques de Tim Burton.
Dans Mémoires d’un escargot, tout commence par une mort. Puis tout s’enchaîne par une série de morts. Grace, jeune adulte introvertie, se plonge dans ses douloureux souvenirs au moment de disperser les cendres de son amie Petit-Doigt, une grand-mère fantasque. Elle se remémore son enfance, marquée par le harcèlement scolaire, l’alcoolisme de son père, et, traumatisme majeur, la séparation avec son frère jumeau, envoyé dans une famille d’accueil de religieux sectaires. Acculée par tant de souffrances, Grace se met à accumuler les objets ayant de près ou de loin un rapport avec les escargots, animal-totem qui, comme elle, aime rester dans sa coquille… Quand sortira-t-elle de la sienne ?
Dès le premier quart d’heure, on devine le principal souci du scénario de Mémoires d’un escargot, représenté symboliquement par les lubies de Grace : l’accumulation. Le récit est construit comme une suite de saynètes, liées par la chronologie linéaire et par la voix de Grace, mais l’ensemble manque de tension globale. Arrive cette série de drames, nouvelle accumulation qui tient presque au grotesque. Grace perd systématiquement les êtres qui lui accordent un peu de bonheur, tout s’acharne sur elle, on frôlerait la cruauté masochiste (était-il nécessaire que le seul homme qui lui accorde de l’affection se révèle un pervers voulant la rendre obèse pour prendre des photos intimes de sa graisse ?). Les souvenirs se succèdent avec leur lot de traumatismes, sans que jamais, la lumière ne semble affleurer, le tout baigné dans un camaïeu de boue des plus réjouissants.
Cependant, le film résiste dans le même temps à cette accumulation tire-larmes en choisissant avec élégance l’humour (certes, souvent très noir). Discrètement, les enfants lisent du Kafka et nomment leur escargot Sylvia d’après la poète Sylvia Plath, spécialiste de la dépression. Un personnage perd son job pour cause de masturbation excessive sur son lieu de travail (rappel que le film est déconseillé au jeune public).
Si les personnages acceptent la douleur et apparaissent fréquemment les yeux humides, ils prennent aussi le parti du rire et de la colère. Car bout dans ses petits personnages malheureux un profond sentiment d’injustice. Le film devient un apprentissage de la rébellion. Se morfondre dans la tristesse est la réaction la plus simple, quelque part la plus confortable, mais on doit exiger autre chose de la vie. (Curieux message quand une séquence en pièces démonte en pièce le développement personnel, mais passons.)
Dans cet océan de chagrins, le film s’appuie sur la sincère empathie qu’on ne peut qu’éprouver envers Grace. Non content de l’affubler d’un handicap physique et d’une pathologie sévère (le syndrome de Diogène), le film nous oblige à espérer le meilleur pour ce petit être à la coquille cabossée. Et il faut bien avouer qu’à l’image des personnages, nos larmes affleurent souvent. Mémoires d’un escargot fourmille de petites histoires donnait chair à ses personnages, les dotant d’une foule d’émotions complexes, de fragments de mémoire. L’accumulation devient alors un programme de vie, et même, peut-être, une définition de la vie.