Par Manon Grandières
Après quinze ans de restauration, le film d’Abel Gance ressort en salles dans une version de près de 7 heures, entièrement symphonique d’après une composition originale de Simon Cloquet-Laffollye. Terrifiant par son ampleur, son souffle épique et sa démesure, cette fresque monumentale se déploie au gré des innovations folles de son créateur. Malgré une seconde partie décevante, Napoléon vu par Abel Gance est enfin, pour nous spectateur du XXIe siècle, le choc de cinéma qu’il a dû être pour nos ancêtres cent ans plus tôt. La fièvre du montage et la force du visage d’Albert Dieudonné s’allient pour un spectacle grandiose et monstreux.
Face à la durée écrasante de ce film, des séquences résistent et ne se noient pas dans les vagues d’images et de sons. Le montage alterné de Napoléon dans la tempête et de la Convention qui semble tout autant au milieu de la houle, grâce à un stupéfiant mouvement de caméra qui se balance d’un bout à l’autre de l’Assemblée nationale. La course-poursuite, à cheval, de Bonaparte poursuivi par une centaine d’assaillants et par la caméra, à califourchon elle aussi. Napoléon sommé par les fantômes des pères de la Révolution et par les victimes de la Terreur d’être digne du projet républicain. Et, évidemment, les scènes finales où trois écrans forment un panorama de la bataille d’Italie. Toutes ces images sont portées par la création époustouflante de Simon Cloquet-Laffolye, compositeur de la musique du film, à la fois intemporelle et marquée par des emprunts musicaux judicieux.
Ces formes nouvelles de cinéma, servies par un montage fiévreux qui lorgne sur Eisenstein, produisent un effet paradoxal, presque anti-cinématographique dans le sens où naissent sans cesse des questions techniques au lieu de nous baigner dans l’illusion de l’immersion. Comment Abel Gance a-t-il pu filmer cela il y a un siècle ? Au vu de l’enchaînement épileptique des plans brefs, combien de caméras a-t-il utilisé ? Plus naïvement, devant chaque plan : comment ?
Spectacle qui nous éveille constamment au lieu de nous bercer dans l’immersion, le film d’Abel Gance semble aussi démesuré que son personnage principal, curieusement montré avant l’Empire. Nul Waterloo, auto-sacre ou pyramides, Bonaparte ne sera jamais Napoléon. Il restera même Nabuléone Buonaparte. En réalite, Abel Gance prévoyait bien de mettre en scène la totalité de la vie de l’empereur, mais n’a pu le faire, faute de financements. Alors que la première partie, forte en batailles et scènes d’action, promettait une suite toute aussi épique, la seconde partie se perd dans les amours de Napoléon, Joséphine et une servante, probablement fictive, dans un traitement mélodramatique aujourd’hui peu convaincant et désuet.
Cette tentation de la fiction dans la seconde partie ne saurait faire oublier la rigueur, presque militaire, d’Abel Gance dans sa reconstitution. Annonçant d’emblée dans les intertitres introductifs que les dialogues seront tirés de l’Histoire, (signalées par un (Hist.) ), Abel Gance se fait autant cinéaste qu’historien. Sa vision de l’Histoire n’exclue pas les plaisirs de fiction, comme les images d’Epinal. Résistant à l’appel de la galerie de clichés sur la Révolution que lance un projet de film comme celui-ci, Abel Gance n’en a sélectionné que quelques-uns, plus payants : l’assassinat de Marat, incarné par Antonin Artaud, et son trio formé avec Danton et Robespierre. Par ailleurs, le personnage de Danton (Alexandre Koubitzky), associé aux cuivres dans la musique, porte en son visage toute la fièvre et la violence de la Révolution.
Cette restriction stratégique de l’imagerie révolutionnaire s’avère bienvenue, car elle permet de mettre en lumière une séquence extraordinaire, apogée comme synthèse de 1789 : Rouget de l’Isle et Danton apprenant la Marseillaise au peuple. Le travail de Simon Cloquet-Laffolye, créateur de la musique du film, est servi par le Chœur de Radio France et par le montage parfait dans la seule scène de synchronisation son-image des sept heures.
Même dans cette séquence à couper le souffle, Abel Gance ne peut s’empêcher de signaler la véracité des propos rapportés dans les intertitres. De même, lors du retour de Napoléon en Corse, il est indiqué que les maisons filmées sont bien celles que le général aurait vues. Gance, bon élève soucieux ou historien scrupuleux ?
Laissons aux psychanalystes le choix de déterminer si cette tyrannie du détail suggère une identification du réalisateur à l’empereur, tout aussi précis et sûr de lui dans ses plans de bataille. Une autre réponse se trouve peut-être dans le titre. Ne voyons pas dans le sous-titre vu par Abel Gance un éclair de mégalomanie mais plutôt une piste d’interprétation. Napoléon est un film en même temps qu’un documentaire sur la genèse de ce film. Révélant les lieux de tournage et les heures de recherche dans les livres d’histoire à traquer la réplique juste, le film rend visible l’extérieur du film, le hors champ total comprenant la réalité. Film monstre il l’est à plus d’un titre, non seulement par les formes nouvelles créées par Gance, mais aussi par son débordement hors du cadre.
Paradoxalement, ce sous-titre vu par Abel Gance pourrait-il être un aveu de modestie ? Le film ne serait qu’un biopic d’un un réalisateur, une vision qui en appellerait d’autres. La quantité de trouvailles esthétiques et techniques, réhaussée par la séquence finale, comme le montage révolutionnaire au sens triplement historique (de 1789, des Russes, et au vu de l’Histoire du cinéma), font du film un point de départ fabuleux comme une arrivée écrasante. Image fixe et figée parmi celles en mouvement qui ne cessent d’évoluer encore en esprit, le visage impérial souvent en gros plan d’Albert Dieudonné laisse supposer qu’il s’agit là d’un Napoléon indépassable.